mardi 11 janvier 2011

Chapitre 12: Troubler sa peine

Mon corps a tiré mon esprit ce matin avec quelque allant. Un rendez-vous matinal mais de fin. Sainte-Anne a rangé ses tables autour du bosquet central le long des rosiers. Cela ne peut que nous déranger. Déjà les premiers signes d’indiscipline planent sur l’herbe verte encore mouillée. Quelques chaises ont déjà bougé et une table s’est déplacée au creux d’un rayon de soleil, entre deux ombres d’arbres. Je me coule dans l’herbe emmielée de soleil et me laisse démanger par les rayons. Sainte-Anne m’a solitarisée un peu plus en laissant filtrer d’autres absences. Malgré son soleil, sa mine est grise.

En me retournant sur ce lit d’herbes, j’ai croisé mon odeur et il me revient la douceur de la rencontre de nos peaux. Son odeur avait été faite pour moi, chaque respiration le soufflait à tous mes sens. Et dans la turbulence de nos échanges corporels, j’ai appris la douceur dans le plaisir et la tendresse dans l’acte. Mais toute magie a une explication et cache une piètre réalité. Il introduisait la parole là où seuls nos corps s'exprimaient coupant le fil ténu qui faisait de nos deux identités un seul corps. Même pour cet échange, il avait des attentes et des théories.
Mon corps aujourd’hui ressemble à un hôpital ambulant ou un mausolée à ta mémoire. Je le sur-nourris pour le maintenir en état de marche mais il connaît encore de sérieuses turbulences. Il n’est pas encore redevenu mien, il t’appartient encore. Ta perte et l’infection qui l’a suivie en ont fait un corps étranger à moi. On me l’a laissé sous surveillance pour une période indéterminée. J’ai bien tenté de lui donner une fin datée, mais il m’a échappé et depuis je suis son esclave. Je le subis et ne sais pas quel ordre de choses ou d’amour pourrait me réconcilier avec lui. Parfois un frôlement, un bref contact me rappelle que je suis sensible au toucher. Parfois. Il est alors suivi d’un nœud dans la gorge, d’un étouffement de ce ressenti.

La boule dans le creux de ma gorge est ronde mais irritante, tel un oursin. Un fil noué d’épines s’est compacté au milieu de ma respiration. Chaque bouchée d’air vient le gonfler d’autant de larmes non versées. La perte des partants du jour nourrit les autres pertes. La tienne est démesurée par rapport aux autres. Elle ne sera jamais assez grande.

Paris avait l’air dépenaillé aujourd’hui. Des vêtements d’automne se mêlaient aux traces d’été persistantes. Quelques mornes regards, beaucoup de mouvements et si peu de paroles échangées. Ma bulle était épaisse tout autour de moi. Comblée d’ouate, elle me comprimait dans un état de non-nerfs et d’insensitivité. La paroi était fine et quelques notes ou mots se sont glissés jusqu’à moi. Ma mémoire déjà les a gommés.
Rentrer à Sainte-Anne, c’est redonner sa forme à ma bulle. La fatigue me gagne vite assommée que je suis de toutes ces paroles dans l’air qui ne sonnent pas assez justes et font des assonances mineures à mon ressenti.

Paris avait le cœur à l’été en ce dimanche de septembre. Les mois passent et se ressemblent. J’avais oublié, à croiser et décroiser des trajectoires sur l’asphalte de l’après-midi, que le vent fait un léger frémissement audible quand il souffle dans les feuilles des arbres du jardin. Mes jambes ont tricoté des kilomètres à en perdre le sens de l’orientation et la notion de point. Une vague chaleur du constant effort m’habite encore. Je n’étais pas entièrement seule dans ma bulle et de percuter des phrases ou des personnes ne m’a pas tant irrité l’être. Je n’ai pas non plus compté les femmes enceintes. Je crois même ne pas les avoir toutes vues. Une langueur berce mon intérieur et lisse mon âme. Elle porte encore les accents de la tristesse. La souffrance, elle, est tenue en laisse mais pour combien de temps. Si la laisse est lâchée, me sautera-t-elle à la gorge telle une angoisse ? Faire taire les appréhensions dans les voix lointaines d’enfants qui appellent.

Quelques jours après son retour, j’étais venue passer le week-end avec lui. Depuis quelques semaines alors, j’avais le cœur en vagues et les nausées ne me laissaient que peu de répit. J’avais appris à saisir ces instants et à les transformer en bouffées de plein air et déplacements. Je me sentais déjà bien lourde de toi. À vrai dire, je me suis traînée jusque chez lui sans le lui avouer pour ne pas le troubler dans sa peine. J’ai sans doute eu tort, je le sais maintenant.

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