mardi 11 janvier 2011

Chapitre 22: Souffle de coeur

Pour être juste, il a toujours été honnête envers moi. Mais je doute qu’il ne l’ait jamais été envers lui-même. La lucidité n’était pas son fort et sa droiture n’avait ni l'élégance ni la flexibilité du roseau. Elle était rigide, raide même. Quand il me passait au tamis de ses attentes, j’en ressortais poussières et cendres. L’amour me rend friable. D’être au contact avec l’être aimé me pulvérise et me dilue. Peut être est-ce la quête d’harmonie qui me liquéfie au point de noyer toute arrête et tout angle qui pourraient nous ébrécher l’un ou l’autre. Le problème, c’est sans doute que je me liquéfie de façon incontrôlée et qu’il m’est impossible de prévoir quelle acte ou quelle pensée me solidifiera arrêtant l’image à jamais d’un imbrication boîteuse à laquelle il me faut mettre fin pour retrouver quelque maléabilité. A force de trop de souplesse, je m’élime et m’étiole. De ne pas savoir mieux protéger mon être m’a fait te perdre, j’en suis convaincue et tellement bouleversée. Les bleux que j’en ai à l’âme n’en guériront jamais.


Le soleil vient encore lécher ma peau dans sa robe d’automne. Il est des saisons qui vous habillent l’âme de fatigues et de sensiblerie. L’automne devrait ressembler plus à un chocolat chaud avec ses couleurs chaudes et pourtant si froides. Mais les brouillards matinaux n’ont pas l’arôme ni la douceur du cacao. Tout ce dont il aurait fallu te protéger, parfois je sombre à cette idée et me sens coupable d’être ta non-mère et me demande si j’aurais jamais su être assez bonne pour toi. Je ne te parle pas de générosité de cœur mais de cette aptitude à t’aider et te protéger. T’aider à grandir et t’épanouir dans cette vie. Ce que je sais si mal faire pour ce qui me concerne.


Il y a des mots qui vous envolent, qu’ils soient dits ou écrits. Ils vous télescopent au creux du cœur et vous laissent le souffle court, si frêle et si doucement fort. Que j’aime le temps quand dans sa langueur il se fait allié.


Marie je te quitte comme j’ai quitté Sainte-Anne. Je n’ai rien pour te retenir que les souvenirs qui s’amoncellent si longuement, tant qu’ils occupent plus d’espace-temps que la réalité de l’immédiateté. Je ne mettrai un point ni à toi, ni à Sainte-anne, je vous porte en moi mes anges blessés, à chaque courbure de vie, riche de vous à jamais. Planez, volez, virevoltez, mon souffle du cœur vous porte.

Chapitre 21: Tout change

A chaque fois que j’ai dû retourner à Port-Royal pour calmer ma crainte et éclaircir l’origine des saignements, j’avais le cœur qui battait comme un fou sur sa batterie. L’angoisse était palpable et sonore. Et quand se dégageait dans cette assonance le son de ta petite vie et tes cabrioles, je retrouvais le son de la mer et me laissait porter par une certaine forme de plénitude. Tu vivais, tu étais là, tu bougeais. Alors qu’importait tout ce sang qui m’avait coulé le long des jambes. Il ne t’avait pas charrié hors de moi. Toutes ces échographies de toi étaient comme des photos de bouts de vie et elles s’enroulaient toujours plus fort sur ce lien de toi à moi. J’étais de plus en plus prête à me battre contre vents et marées pour te maintenir en vie et donner le plus beau parcours possible. J’ai failli à cette épreuve. Je ne t’ai ni gardée ni donné.


Pas un jour sans avoir à oublier et sans y parvenir. Comment parler du manque de ce qu’on n’a pas eu ? à partir de quand peut-on parler de la perte d’un enfant ? Je ne cherche plus, je te trouve partout, à tout angle de mes questions et au coin de tous mes regards. Maussade est le jour d’aujourd’hui. Pourquoi ne serait-il pas triste.

Sainte-Anne rayonne sans doute dans la fraîcheur du matin. Le préau sur les fumeurs porte toujours ses cicatrices de cigarettes écrasées. Les silhouettes sur les sièges sont diffuses, je ne reconnais plus que quelques rares traits. Les feuilles des marronniers lâchent sans doute de plus en plus prise. Là-bas comme ici, tu n’es plus.


Les heures, les journées, les semaines passées sur le rouge du canapé enrobée d’une couette mal adossée contre les oreillers avaient le souffle suspendu. Chaque mouvement et toutes les immobilités me tenaient en haleine. J’inspirais peu et expirais encore mal et aspirais. A ce que le temps passe et que tu t’accroches encore en moi insensible aux tentatives pancréatites de détachement. Je me voulais tellement légère pour ne pas t’écraser du poids de ma vie et me lancer dans la confiance à cœur perdu.


Le ciel est d’un gris triste, comme le regard que je porte à bout de bras sur ces paysages et pierres inconnues. Il ne se fissure pas, mais quelques ravins me rappellent que je n’ai pas su chuter assez bas pour te rejoindre. Le silence épais se coupe en tranches de bourdonnements. Le chant muet des oiseaux rejoint la muette voix que tu n’as pas eue. Il y a des qualités de lieu comme des qualités d’ambiance. Presque tactiles mais juste atmosphériques. Au presque loin, le son d’une cloche. Aucune lumière ne vient dorer les feuilles de l’automne. Ce silence après le creux musical de la veille s’étale sur mon cœur comme un pansement sur une plaie. La plaie vit toujours, toit, tu n’es plus.


Ton père dansait, virevoltait et surtout zoukait. Il m’avait appris quelques pas. De les sentir descendre le long de mes jambes hier au soir m’a transformée en pantin de coton. Il m’a conté un jour comment il avait rêvé de toi et moi dansant, se balançant sur le rythme de Lily Allen que je lui avais fait découvrir un des rares week-end que nous avons passés chez moi. Pour rompre la ligne du sommeil, j’avais lancé cet album qui m’avait enroulé les hanches le long des mélodies coquines. Il avait été surpris du sens du rythme qui m’avait habité en cet instant. Il disait qu’il était fier de moi. Plus tard, il m’a avoué son noir côté et prétendu ne pas me mériter. Nul ne le saura jamais. Mais lui comme quelques autres me reprochait ma générosité d’être. Comme si donner c’était perdre. Il avait aussi une conception étrange de l’amitié. Il disait qu’il souhaitait protéger ses amis de ses blessures. Que les amis, c’était fait pour les protéger, les ménager.


Le soleil brise la barrière des nuages et s’échoue sur les pierres sans âge. De l’air dans les cheveux s’engouffre par la fenêtre ouverte de la Mercedes ronronnante. Des voix piaillent et je plisse les yeux. Bientôt le château où je vais traîner mon corps ambulant non-mort et qui me pèse si lourd. Je ne connais plus le temps de Sainte-Anne ni son goût, ni son odeur. Ni la géographie de mon appartement. Tout change et moi si lentement.

Chapitre 20: Incohérence à la vie

Je laisse défiler sous mes yeux les couleurs de l’automne attachées aux arbres. Tu n’as jamais connu la couleur des choses ni leurs contours ou leur parfum. Pour toute vie, tu auras connu la mienne du dedans. Ta réalité, c’était cette poche chaude qui se gonflait et dégonflait régulièrement selon la pression exercée sur elle.


Je suis criblée des clous du voyage qui m’amène si loin de Sainte-Anne. Ma seule compagne est la fatigue. Du train, je n’ai vu que le sommeil, greffée que j’étais à ma boîte à sons.

Ce voyage m’en rappelle un autre, celui qui nous a emportées dans la fête familiale des Vosges. Il avait fait l’objet d’une dispute avec ton père : je me posais la question d’annoncer la bonne nouvelle à mes parents et des circonstances. Ton père avait été heurté de ce questionnement que je partageais avec lui. Il regrettait fortement que je n’aie pas pris tant de gants et tant de temps de réflexion avant de lui annoncer ta présence. Pour lui, les circonstances de cette annonce et mon impatience à la partager avec lui ne suffisaient pas à justifier mon action irréfléchie de le lui avoir confié par le biais du téléphone. Il avait un comportement très ambivalent avec le téléphone : à son oreille, toute chose importante se devait de se réaliser de visu. En même temps, durant les trois semaines où j’ai été alitée dans l’angoisse de te perdre, il prétendait que le lien téléphonique suffisait à justifier de son soutien et de sa présence à mes côtés. Les seules fois où je l’ai vu, c’était aux urgences de l’Hôpital Cochin, aux urgences de Port Royal, lorsque je saignais tant que je croyais te perdre. Ce sont les saignements qui m’ont fait revenir sur ma décision que je croyais définitive. La peur, l’angoisse, le besoin de partager, d’être soutenue m’ont bousculée jusque dans ses bras, des appels au secours plein la bouche. Lui n’a jamais eu peur de perdre, il prenait ces signes comme une fatalité, ne cherchait pas à interpréter ou se battre. Il acceptait tout ce qui te concernait comme un état de fait. J’en étais bien loin. Je te savais si frêle, si fragile. Et je me savais une petite nature. Dès que j’ai recommencé à saigner, la notion de perte a planné sur moi, vorace et sans retenue. La notion de fragilité planait déjà sur moi lorsque nous avons entrepris en famille ce voyage en voiture pour rejoindre mes parents et leurs proches et fêter leurs soixante ans. Le trajet en voiture m’était déconseillé et j’avais pris nombre de mesurer plus ou moins discrètes. La couette qui me servait de coussin mentait mal les évidences. A l’issue de ce week-end, le secret n’en était plus vraiment un, mais il était gardé. Je ne saurais te décrire l’émotion de tes grands-parents et de ton deuxième oncle : un mélange de surprise et de joie mais surtout de l’intensité et de la sincérité dans la réaction. Ce bonheur-là du partage a bien vite été terni. Une mauvaise nouvelles est venu plomber le nuage harmonieux dans lequel nous flottions, l’annonce du décès du père de ton père.


Quel temps fait-il sur Sainte-Anne. Je crois qu’il y pleut. Ce soir, le soleil dorait les armures des arbres. Et je suis désarmée. Le temps joue au yoyo avec mes nerfs. Il me triture les pensées et les ressentis.


Jour de pluie sur le château, les quelques habitudes prises ces derniers jours se voient tout ébouriffées. Difficile sous cette pluie de les arranger, elles forment des boucles dans le temps et me font tourner en rond. Le ciel m’était si lourd au cœur hier soir. J’ai confondu un éclair de sincérité avec un simple rayon de lune. Aujourd’hui il pleut donc partout. Dans les couleurs miel de ce salon où j’écris, je me demande quelle aurait été la couleur de tes yeux et quelles nuances aurait retenu le grain de ta peau. Quand je tente un retour vers une certaine réalité, une déception m’attend au coin de la page suivante ? Je préfère encore rester dans le souvenir de toi qui ne peut plus me décevoir. Mon incohérence à la vie me laisse comme déplumée face aux rigueurs et aux tricheurs.

Chapitre 19: Te laisser filer

Des roses et le sourire de ma mère en bouquet pour cette journée fleurie par l’annonce de mon départ à venir de Sainte-Anne. Le froid glacerait presque le rose franc aux joues des fleurs. Le chauffage cogne nos cœurs affolés dans les radiateurs. Une des dernières nuits à Sainte-Anne s’entame par un léger thé et un froid mouillé et automnal. Ton absence brille trop fort de ta présence.

Le soleil me gagne tôt et vite à sa cause en cette fin de samedi. Je n’allumerai aucune planche cette nuit, je m’accrocherai à celle que je crois me rester pour me lancer dans l’aventure de la nuit en espérant un réveil plus volontaire et moins violent que ce jour. Je me dévide déjà un peu de Sainte-Anne à coup de trajets envalisée à travers Paris. La marche de ce jour fut moins rugueuse et moins longue que celle de dimanche passé. Le doute et l’appréhension planent encore souvent sur mon âme. Je crains de les voir s’y écraser piétinant ainsi la fine bulle qui entoure fébrile mon être. Frêle, oui frêle et fragile, je me reconstruis lentement sans toi une certaine sorte de vie. Un œil vers les roses pour fleurir mes paupières dans la nuit à venir.

Si rude cette journée de vêtements qui se rembobinait six mois à l’envers. Il y a six mois d’ici, je triais, pliais, rangeais les vêtements d’hiver pour leur faire comprendre qu’ils allaient devoir céder la place aux jours que je croyais beaux à venir. C’était le printemps, j’avais le sourire à la tête. Les sacs étaient encore dans l’entrée quand le téléphone a sonné pour m’annoncer que j’allais être maman de toi. Six petits mois et tout marche à l’envers. Il n’y a plus de toi en moi et il n’y a plus rien à attendre.
Le manque de mon ventre m’a rendue vorace de brioche et de chocolat. Le vide au creux de moi a poussé un peu plus. Le tri a été plus radical aujourd’hui et moins solitaire. Une mère était là et ce n’était pas moi. Chaque vêtement égrainait des souvenirs mal conçus. Autant de fois où j’entendais que tu n’étais plus là. Seules les piles de la volonté m’ont fait tenir de bout en bout. Le carnage de tissus que je laisse derrière moi me ronge lentement et j’ai eu beau faire mes valises, je ne me sens pas délivrée. Le temps n’a pas assez semé son grain qui ne pousse pas. Au bout de cette journée, j’arrive au bout de mes nerfs. Ma bulle est toute fripée et de sentir mes bagages sous moi me couve d’une large angoisse. D’avoir entendu les pleurs du petit bout de la voisine d’en face en rien n’efface, ni en moi.

Je suis tendue à un fil qui s’il est élastique m’explosera le cœur. En attendant, mon esprit hante les lieux à venir peinant à imaginer la vie des mois à venir. Plus la date de mon départ de Sainte-Anne approche, plus les nœuds gonflent dans ma gorge et la serrent, plus le temps ne passe plus dans aucun sens, plus l’envie se plie aux exigences de l’appréhension. Il faudrait quitter cette peau pour revêtir une nouvelle âme fraîche et forte, une âme mentholée. Le peau de mon âme est grise et déchirée et trouée et sèche. Plus rien ne peut vraiment y pousser depuis toi. La confiance n’y germe plus. Respirer grand, souffler loin et laisser le corps s’échapper dans le sommeil.

L’air est doux malgré l’humidité. Il est à l’attente plus ou moins impatiente. Les dernières à Sainte-Anne sont éternelles dans leur durée. A peine le vol d’un rouge-gorge en transversal du jardin. A peine un geais qui se pose sur une chaise de fer forgé blanche. A peine une rose complice glissée dans la main tel un cadeau. A peine un rayon mielé de soleil dans l’échancrure du jardin. A peine un r de faits. Tout va et moi avec. Je me délasse dans les lacets muets des mots en attendant de me rembobiner pour bouger sur la même cadence que ces deux derniers jours. Quelques rares larmes se sont nichées au creux de l’œil et ne s’en laissent déloger. La fatigue des nerfs m’accable dans un fauteuil mal soigné. L’air de mon visage est quelque peu triste mais il est doux malgré l’humidité.

Quand je suis sortie de Cochin ce matin-là, l’air avait une texture nouvelle au grain de ma peau. D’avoir connu ton cœur et d’en avoir si peu dormi me nourrissait de plénitude et de bonheur. J’ai glissé mes pas dans le square qui mène au Luxembourg. J’ai choisi un coin sans angle où je me suis enroulée dans une chaise. Tout à coup, le temps m’était précieux et je n’avais plus mal d’être seule, j’en jouissais. Chaque seconde posée dans ce coin de jardin devenait perle toute nacrée d’émotion.

Sainte-Anne ensucrée et ensuccée. Les sacs à larme sont vides. Aucune douleur n’est faite signe extérieur. Elle est lovée en mon sein, dans sa boule-oursin tout au long du dedans de mon cœur. Pas d’adieu en larmes ou en crise. Un simple départ lacé de merci. Un simple au revoir non-dit. Et Sainte-Anne redevient corps étranger dont je me vois expulsée vers une autre réalité, un autre état spacio-temporel. L’angoisse à l’heure prend encore pour objet la logistique : les horaires, les nombreux bagages. Avec mon départ de Sainte-Anne se pose aussi la question : suis-je guérie de notre histoire ? Quand faut-il l'arrêter de cultiver notre passé ? ai-je le droit de te laisser filer ?

Chapitre 18: Si petite noix de vie

Sainte-Anne avait promis la pluie et le froid. Le froid nous a tordus du dedans et la pluie bruisse enfin ce soir dans les feuilles des marronniers. Goutte à goutte, les secondes passent qui nous apportent la nuit.

Des rayons découpés plissent les yeux de soleil. L’amertume de la bouche rejoint l’amertume du cœur. Frustrée, c’est être en dedans derrière des barreaux collants qui déchirent à chaque approche de souvenir. Sainte-Anne avait de faux airs de fête hier au soir, engrainée de gâteaux et de fleurs. Et ne pas dire le reproche ou plutôt la grinçante souffrance pour ne pas faire mal à l’autre.

Ma peau se rappelle encore le touché de la sienne et vibre encore à quelques accents de voix qu’elle reconnaît intimement. Je l’ai aimé à m’en désaimer si fort que je n’ai pu t’aimer assez pour te sauver.

Les semaines que j’ai passées crucifiée sur le canapé dans l’attente d’un regard, de la rencontre de visages et de la seule bonne nouvelle que je pouvais entendre. Des semaines qui touchaient à moins l’infini et qui me laissaient pendue à leur verdict. Ces semaines lourdes de ta semi-présence étaient creusée par son absence. Seul le grain de sa voix troublée par le téléphone m’atteignait. Mais une graine ne suffit pas à soutenir. Il n’est pas venu. Il avait un chevalet d’excuses. Et la graine de la déception vite se développait. eE que tu ne sais pas c’est ces semaines de décollement entre toi et moi, entre lui et nous ont débuté après mon partir vif, consterné et définitif. Définitif, je croyais. Mais quand j’ai saigné de toi trois jours après, j’ai cru te voir partir et mon départ de lui m’a rendue en question.

Sainte-Anne m’a livré une nuit et une journée de maladie. Mon ventre me fait souffrir et m’en devient étranger. Le vent souffle plus fort désormais et j’ai encore changé de voisine de chevet. Toute feuille, je tremble et m’enroule de couverture et de laine. Le jardin est plat comme un tableau devenant d’automne. Toujours la même voix qui au loin crie et se plaint.

La toute première fois que j’ai saigné de toi, c’était au tout début de la grossesse. Une à deux semaines après la nouvelle. Je venais ce jour-là d’obtenir les résultats de la toxoplasmose et devant prendre mes distance avec mon chat, j’ai décidé de mettre mon frère dans la confidence. Je lui ai demandé ce qu’il dirait de devenir tonton. Je crois que jamais herbe n’a été aussi bien coupée sous le pied. Le même soir, je me suis disputée pour une pécadille dont j’ai effacé l’essence avec ton père au téléphone. J’ai dit des mots que j’ai ensuite souvent regrettés : peut être que ce n’est pas une bonne idée de l’avoir ce bébé finalement ». Comprends et entends-moi bien : ce n’était pas toi le problème mais tous ces cailloux qui se glissaient déjà sous nos semelles.
Dans la nuit j’ai saigné. J’étais toute négation, refus et furie. J’ai composé le numéro de SOS Médecins dont la téléphoniste a achevé de m’inquiéter en utilisant les mots tabou qui planaient de leur grande ombre sur mon esprit et dans mon corps : fausse couche. J’ai appelé ton père pour le prévenir. Il ne jugeait pas utile de se déplacer et déjà son discours était toute fatalité. Comme n'ai-je pu ne pas entendre l’indifférence voir la cruauté que sons non-action impliquait ? Je n’ai pas voulu que mon frère m’accompagne, ça n’était pas sa place. J’ai appelé un taxi et suis partie seule aux urgences pour affronter ce moment de vérité. L’angoisse de l’attente n’est pas dicible. C’est là que j’ai entendu battre ton cœur pour la première fois.

Les dahlias du jardin peinent de jour en jour à porter leurs lourdes têtes. Quelques rosées défient encore le ciel en s’élançant de leurs tiges et de leurs épines dans la fragilité de l’air. Le soleil nous ment encore parfois. Pourquoi préfère-t-on parfois croire aux mensonges ? Les frissons du réconfort sont tus par ceux du froid et d’un corps désaimé. J’essaie toujours de retirer une à une les épines de mon âme.

Pas de vent en ce vendredi, juste ici et là un souffle annonce une averse. Je me sens encore toute déglinguée du dedans. Un geais dans les pieds des rosiers picore.

J’ai entendu et vu ton cœur battre dans cette longue nuit à Pompidou qui ne m’a apportée que de bonnes nouvelles tout en m’encourageant à me rendre à Cochin pour vérification, confirmation et inscription à la maternité. Ainsi le problème du choix et de la place en maternité a été résolu. Les jours précédents, j’avais essayé avec acharnement et force d’arracher une place en maternité à Necker. Mais comme tu étais en moi depuis six semaines, tu ne rentrais plus dans les cases des délais prévus. Que d’échanges téléphoniques et de pression pour trouver un endroit où te donner le jour. A Cochin, tout a été simple, depuis le début et toujours. Quand je suis allée le lendemain de cette nuit si riche où j’ai reconnu ton battement de vie avant qu’on me le dise, j’avais déjà obtenu deux rdv à Cochin pour l’inscription administrative et l’inscription médicale. Comment aurais-je pu me douter que je te perdrais entre les deux ? J’étais fébrile et soulagée, écartelée entre l’envie de partager tout instant de ton devenir avec la lenteur et le besoin de voir passer le temps vite pour que ma grossesse ne soit plus petite et que ce premier souci de toi soit enlevé.
Je ne savais pas que ce souci de toi ne tarirait pas, qu’il évoluerait simplement et grandirait au fur et à mesure avec toi. A Cochin, ma fébrilité se lisait dans mon attente. On m’a refait une prise de sang et refait une échographie où j’ai à nouveau vu et senti ton chamailleur battre.
On ne m’a pas dit ce qui se passait, on m’a juste rassurée et conseillé de lever le pied voir les deux.C’est après que j’ai su que ces premiers saignements étaient ceux d’un premier décollement de placentas. De ne pas le savoir m’a protégée de l’anxiété et j’ai fait bruisser ma vie plus doucement pendant la semaine qui a suivi. Ton cœur battait si fort. Je l’entends encore et je me rappelle qu’à Cochin, ils avaient eu du mal à te trouver. Tu te cachais, petite polissone. J’ai aimé intensément ce petit trait de caractère de toi. Tu jouais à cache-cache avec la sonde et tu as profité d’un de mes rires pour aller te cacher plus haut encore sous mon nombril. J’aimais déjà ton indiscipline, je me reconnaissais un peu en toi. Etrange sensation car je te sentais moi et à la fois autre. Tu étais déjà si autonome dans tes mouvements au sein de moi. Tant de si pour une si petite noix de vie.

Chapitre 17: Maigre bonté

Isolée mais pas seule. Je ne sors pas de ma bulle, que ce soit à Sainte-Anne ou à l’extérieur. Rien ne l’entame mais tout la déforme. J’ai compris aujourd’hui que mon présent, c’est d’être écartelée entre le passé, trop lourd, et l’avenir, trop léger. L’inconnue de l’après me retient sur les marches de Sainte-Anne. A cheval entre deux vies, je ne puis faire le deuil de la première pour céder la place à la seconde. Pourtant, détachée de ce passé, tout m’est ouvert, tout m’est possible. Je ne suis pas prête à l’entendre même si je le comprends.
Le soleil a fini par percer sa couverture de nuages pour nous caresser encore de douces et chaudes illusions.
Je crains les jours de pluie comme je crains le jour où l’on me mettra sur le pas de la porte de la réalité ou comme je crains de réitérer les mêmes erreurs, les mauvais choix. Le non-choix me transforme en points de suspension. C’est mon être qui est suspendu à ce fil de l’attente et non mon corps. Mon corps est rongé à toutes ses courbes de boules de nerfs venimeuses qui alimentent mal ma non-réflexion. Je ne suis plus que le reflet de moi-même et je ne sais plus qui ou quoi j’aime.
Et le soleil va baissant sur ma tête courbée comme trop lourde de ses pensées. Il faudrait pouvoir se laisser embraser pour embrasser cette vie nouvelle qui dans son écrin semble si simple et si innocente. Au lieu de quoi je brûle et me consume de tout bois et toute pensée. Je suis toute soupçon.

Le chant d’un oiseau vient s’enrouler autour de ronflements voisins. Ce matin aurait presque des airs de quiétude. Sainte-Anne est au ralenti des dimanche. On se rendormirait presque. Ne seraient les angoisses agglomérées au creux de soi.

Je ne veux plus savoir quel contenu a pu tenir dans cet échange sur un pont du Parc de la Villette. Aujourd’hui encore j’ai les oreilles écorchées et l’âme heurtée par la facilité avec laquelle les reproches et sentences tombaient de sa bouche. Ma Mémoire gomme aussi fort que je tâche de me souvenir. Quelques mots filtrent : « ton frère, « ton chat », « plus jamais chez moi ». Autant de bouts qui mal collés ensemble témoignaient de sa mauvaise foi et de son incapacité à se remettre en question. J’ai pris la mouche en le prenant au mot. Je lui ai donné raison au point de faire demi-tour pour prendre mes affaires chez lui et partir. Partir comme un adieu. Je ne voulais ni ne pouvais plus rien entendre. Sur le chemin du retour, ses mots se sont fait de plus en plus rares, abîmés par une rancœur et détruits aussitôt par le volcan que j’étais devenue. L’heure n’était plus à la discussion mais aux actes. Je débordais d’une bouillante colère que ma tête froide orientait vers le saut de la rupture. Il a compris trop tard. J’étais déjà partie et déjà loin dans ma tête. Et tous ses messages n’y pouvaient plus rien changer.

Je repense souvent à ce jour où il m’invitait devant la porte de l’ascenceur à ne pas hausser le ton et me menaçait ou m’effrayait disant par exemple qu’il était trop tard pour avorter. Il ne comprenait décidément pas. Je n’ai jamais remis en question ta petite vie. Tu étais toute certitude pour moi. Et ce matin encore, quand on m’a demandé quel serait mon vœu le plus cher, j’ai répondu que ce serait que tu sois encore en vie en moi.

La nuit me gagne. Je me rends à elle en cette journée d’un tout autre anniversaire aux accents de chocolat. Elle fut longue la route qui a mené à cette soirée, longue et belle. Elle m’a déroutée du quotidien saint-annien et toutes les fatigues me gagnent. Je suis enfin rendue à moi seule. Il ne s’agit plus d’être aux autres. Ni amie, ni écouté. Il s’agit de me désaimer juste pas assez pour m’accorder le sommeil. La lune presque pleine me tord le regard que je pends au brouhaha des voix qui partagent une ambiance enfêtée. Eteindre le corps, atteindre le silence intérieur.

Une cordée de noeuds s’est enroulée dans ma gorge hier, poussant de tous leurs poings contre ma trachée et les larmes hors de mes yeux. Des poings couverts de lames de rasoir venaient crever les sacs de pleurs. Le temps m’assommait qui de sa grise mine ne voulait pas passer et ne me laissait nulle place où me coincer. Le chocolat, chaud, de mon dîner et le bain, chaud, de ma soirée ont clos avec leur maigre bonté cette rude journée.

Chapitre 16: Le frein entamé

Parfois encore quand dans la nuit je m’enroule dans mon odeur, la sienne me reprend et, invariablement, ils me reviennent. Ces mot susurrés à son oreille dans notre première nuit. « Ton odeur est faite pour moi. » Pourquoi a-t-il fallu tant de violence pour nous décimer tous les trois ?

Sainte-Anne, enluminée de coups de soleil… et de revenants et de partants. Les dates reviennent aussi .Cela ferait six mois que tu serais dans mon ventre. La tête enfollée du dedans, en rogne à l’envers, je tourne du dedans, me cognant à toutes mes pensées.

Pas de perspective à l’affiche, tout bouge à plat en superposition. Tout ce mouvement à l’extérieur est linéaire. On dirait une peinture où viendraient se coller des matières en plus des couleurs. Aucune profondeur. Si ce n’est celle sans fin qui s’ouvre tel un puit noir au creux de ma gorge, juste derrière la pelote d’angoisses qui me sert de glotte.

Le soleil quitte avec langueur son voile et scintille timidement. Il joue les vierges effarouchées. La nuit qui m’a servi de sommeil était de pointillés morcelée. J’ai rêvé étrange. J’étais trois personnes dans cette comédie sentimentale où le mari, l’époux, le père, l’amant avait caché sa face. Seule certitude, je l’aimais de mes trois cœurs. Les trois femmes que j’étais étaient trois mères, chacune à sa façon dont une qui était la mère d’enfants engendrée par une autre et une troisième qui se voyait voler ses enfances. L’histoire était abracadabrante, digne d’Edouard Baer et poignante comme un Desplechin. Les enfants, nombreux, beaucoup se faisaient kidnaper. Mes trois instincts les retrouvaient et les voyaient grandir si vite.
Dans le calme de ce matin qui n’en est déjà plus un, j’essaie de me souvenir si tu étais là. Il me revient que ton prénom souvent était dit mais que tu grandissais loin de nous trois.

A son réveil, le jour touchait du bout des doigts la fin d’après-midi. Ma colère n’avait pas dégonflé et quand il a reparlé des bienfaits de cette décision de rester près de lui, elle s’est imbibée un peu plus. Je ne la contenais plus que difficilement et savais que je ne saurais lui prêter mes mots et que si elle sortait, elle serait telle une déferlante, nourrie qu’elle avait été par mes précédentes altercations jamais désaltérées. Je n’étais plus prête à plier sous la démesure et la violence de ses termes et de sa logique. Il insistait. Parlant de la nécessité de ne pas rester seul en période de deuil. Evoquant un mauvais pressentiment quant à une sortie non-accompagnée. Rappelant sa proposition, à savoir de rentrer chez moi pour m’y promener là-bas et revenir plus tard. Je n’avais pas vu l’intérêt de m’infliger deux heures de transport pour pouvoir aller me promener une petite demi-heure. Comme il se délectait de ses arguments et tournait mon besoin à la dérision, la colère a lentement et sûrement entamé le frein que je lui imposais.