mardi 11 janvier 2011

Chapitre 21: Tout change

A chaque fois que j’ai dû retourner à Port-Royal pour calmer ma crainte et éclaircir l’origine des saignements, j’avais le cœur qui battait comme un fou sur sa batterie. L’angoisse était palpable et sonore. Et quand se dégageait dans cette assonance le son de ta petite vie et tes cabrioles, je retrouvais le son de la mer et me laissait porter par une certaine forme de plénitude. Tu vivais, tu étais là, tu bougeais. Alors qu’importait tout ce sang qui m’avait coulé le long des jambes. Il ne t’avait pas charrié hors de moi. Toutes ces échographies de toi étaient comme des photos de bouts de vie et elles s’enroulaient toujours plus fort sur ce lien de toi à moi. J’étais de plus en plus prête à me battre contre vents et marées pour te maintenir en vie et donner le plus beau parcours possible. J’ai failli à cette épreuve. Je ne t’ai ni gardée ni donné.


Pas un jour sans avoir à oublier et sans y parvenir. Comment parler du manque de ce qu’on n’a pas eu ? à partir de quand peut-on parler de la perte d’un enfant ? Je ne cherche plus, je te trouve partout, à tout angle de mes questions et au coin de tous mes regards. Maussade est le jour d’aujourd’hui. Pourquoi ne serait-il pas triste.

Sainte-Anne rayonne sans doute dans la fraîcheur du matin. Le préau sur les fumeurs porte toujours ses cicatrices de cigarettes écrasées. Les silhouettes sur les sièges sont diffuses, je ne reconnais plus que quelques rares traits. Les feuilles des marronniers lâchent sans doute de plus en plus prise. Là-bas comme ici, tu n’es plus.


Les heures, les journées, les semaines passées sur le rouge du canapé enrobée d’une couette mal adossée contre les oreillers avaient le souffle suspendu. Chaque mouvement et toutes les immobilités me tenaient en haleine. J’inspirais peu et expirais encore mal et aspirais. A ce que le temps passe et que tu t’accroches encore en moi insensible aux tentatives pancréatites de détachement. Je me voulais tellement légère pour ne pas t’écraser du poids de ma vie et me lancer dans la confiance à cœur perdu.


Le ciel est d’un gris triste, comme le regard que je porte à bout de bras sur ces paysages et pierres inconnues. Il ne se fissure pas, mais quelques ravins me rappellent que je n’ai pas su chuter assez bas pour te rejoindre. Le silence épais se coupe en tranches de bourdonnements. Le chant muet des oiseaux rejoint la muette voix que tu n’as pas eue. Il y a des qualités de lieu comme des qualités d’ambiance. Presque tactiles mais juste atmosphériques. Au presque loin, le son d’une cloche. Aucune lumière ne vient dorer les feuilles de l’automne. Ce silence après le creux musical de la veille s’étale sur mon cœur comme un pansement sur une plaie. La plaie vit toujours, toit, tu n’es plus.


Ton père dansait, virevoltait et surtout zoukait. Il m’avait appris quelques pas. De les sentir descendre le long de mes jambes hier au soir m’a transformée en pantin de coton. Il m’a conté un jour comment il avait rêvé de toi et moi dansant, se balançant sur le rythme de Lily Allen que je lui avais fait découvrir un des rares week-end que nous avons passés chez moi. Pour rompre la ligne du sommeil, j’avais lancé cet album qui m’avait enroulé les hanches le long des mélodies coquines. Il avait été surpris du sens du rythme qui m’avait habité en cet instant. Il disait qu’il était fier de moi. Plus tard, il m’a avoué son noir côté et prétendu ne pas me mériter. Nul ne le saura jamais. Mais lui comme quelques autres me reprochait ma générosité d’être. Comme si donner c’était perdre. Il avait aussi une conception étrange de l’amitié. Il disait qu’il souhaitait protéger ses amis de ses blessures. Que les amis, c’était fait pour les protéger, les ménager.


Le soleil brise la barrière des nuages et s’échoue sur les pierres sans âge. De l’air dans les cheveux s’engouffre par la fenêtre ouverte de la Mercedes ronronnante. Des voix piaillent et je plisse les yeux. Bientôt le château où je vais traîner mon corps ambulant non-mort et qui me pèse si lourd. Je ne connais plus le temps de Sainte-Anne ni son goût, ni son odeur. Ni la géographie de mon appartement. Tout change et moi si lentement.

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